J’ai rencontré Joan Mitchell à deux reprises, chez elle à Vétheuil. C’était en juillet 1992. Avec mon amie Michèle, avec qui j’avais entrepris de faire un Guide, des femmes artistes dans les musées de France, nous lui avions demandé si elle voulait bien réaliser la couverture du livre spécialement pour nous. Nous lui avions demandé de le faire gracieusement, sachant que ses toiles se vendaient déjà fort cher. C’était moi qui avait laissé un message sur son répondeur. Elle avait appelé en mon absence et laissé un message de son fort accent américain qui commençait pas cette question : « Vous êtes des gouines ? » Elle adorait provoquer. Mais ce n’est pas le genre de propos qui pouvait me désarçonner. Elle nous invitait à déjeuner chez elle à Vétheuil le mardi suivant. A peine arrivées, elle nous propose son délicieux vin blanc qu’elle faisait venir spécialement à Vétheuil. Puis, comme elle était une grande dame, elle nous invita dans le meilleur restaurant du coin. Et nous avons passé toute l’après-midi avec elle à parler, visiter son domaine, son atelier et ses grands tableaux terminés car ceux qui étaient en cours étaient tournés vers le mur. Avec ses longs bras et sa haute taille, elle pouvait peindre de grands formats sans problème dans l’élan nocturne. Car elle peignait la nuit.
Elle n’était pas contente du grand article de Philippe Dagen paru dans Le Monde où le journaliste évoquait les fusils qu’il avait vus à l’entrée, ses chiens et son ancien amant canadien avec qui elle s’était séparée dans le drame: Riopelle. Il l’a soupçonnait d’agressivité envers les visiteurs. Intitulait son article « la fureur de Joan Mitchell » et s’étonnait de son désir d’indépendance « absolue ». C’est vrai qu’elle n’était pas commode avec les gens qu’elle sentait hostiles, ou prétentieux comme les hommes qu’elle avait fréquentés. On se quitta le soir, sous le charme.

Joan Mitchell, Champs, 1990, diptyque, huile/toile, Musée des Beaux-arts de Caen.
Elle nous invita une deuxième fois à venir avec des artistes femmes amies cette fois-ci. Il y avait Monique Frydman que j’avais rencontrée dans les années 1970 dans des associations de femmes artistes et Michaele Andrea Schatt. Toujours en grande dame, Joan nous invita à déjeuner dans un autre grand restaurant avant de nous emmener dans son jardin sous le beau soleil d’été normand. Le jardin dominait la vallée de la Seine avec le somptueux méandre dont on retrouve la trace dans sa série La Grande Vallée. Cette fois-ci les choses étaient sérieuses car elle voulait savoir si elle pouvait se permettre de réaliser la couverture d’un Guide des Femmes artistes dans les musées de France. C’était un engagement audacieux, à cette époque. Ne risquait-elle pas d’être enfermée dans une « peinture de femmes » largement déconsidérée, elle qui avait conquis les grands formats en se libérant d’idées reçues comme d’associer la peinture des femmes aux miniatures, ou aux fleurs. Elle s’était imposée dans le mouvement de l’expressionnisme américain mais elle était toujours marginalisée en France, n’ayant eu que de rares expositions personnelles. Mais elle était soutenue par la galerie Fournier, très fin pour discerner les véritables qualités artistiques de ses peintres.
Les artistes étaient peu enthousiastes à l’idée d’un Guide des femmes artistes, même lorsqu’elles étaient féministes. Le milieu les traitait durement, soupçonnant toujours que le fait d’être une femme était un handicap pour une carrière artistique. Les femmes étaient censées ne pas avoir de génie créateur, sauf en de rares exceptions qui se comptent sur les doigts de la main. Joan était très déçue d’entendre ces arguments contraires. Nous remontions toutes les deux vers sa maison quand elle déplora ce manque de générosité consternant. « Vous voyez, disait-elle, comment elles sont. » C’était une confidence qui m’alla droit au cœur car je pensais la même chose. J’avais été impressionnée par l’énergie créatrice que je sentais à son contact. Cela m’était arrivé rarement dans ma vie et je pouvais la reconnaître grâce à mon amie Charlotte Calmis qui m’avait habituée à en bénéficier.
Nous passâmes une nouvelle après-midi ensemble avec toutes les amies peintres de Joan. Michèle avait apporté une lampe carthaginoise du 1er siècle provenant de la Tunisie où elle enseignait. Joan la tenait dans sa main, émue par tant de légèreté de savoir faire. On buvait du vin blanc et les heures passaient, délicieuses. Les tableaux en cours, et le petit Matisse, dans le couloir. Le grand tilleul était encore plus beau qu’en juillet. Finalement Joan accepta de faire la couverture. Il fallait voir avec Jean Fournier, son galeriste. Mais en partant, Michèle me fit part de son pressentiment. « Elle n’en a plus pour longtemps », me dit-elle. Je ne voulais pas la croire car Joan allait partir aux Etats-Unis pour soutenir la campagne de Carter. Elle allait vendre des affiches signées favorables à l’avortement…
Trois mois plus tard on apprenait le décès de Joan Mitchell, aux États-Unis. Elle léguait une grande partie de son atelier à son pays de naissance, la France avait trop peu profité de sa présence sur notre sol.
Prochain article: Rencontre avec Shirley Jaffe