« Lesbiennes, migration, exil et racismes »

Le corps (du texte, de l’amante…) comme espace au-delà des frontières. Lectures de Marguerite Yourcenar et Nina Bouraoui

J’ai choisi deux écrivaines qui semblent particulièrement éloignées dans le temps, l’espace, l’expérience de l’exil et la double culture parce que je souhaite montrer ici la différence entre les frontières qui définissent des territoires, des séparations, des divisions, des clivages identitaires et l’écriture, la peinture, la musique, la pratique créatrice qui agit à la manière d’Eros en reliant, articulant dépassant l’opposition étranger nation.
Il est évident que je ne me situe pas dans une approche historique, ni dans une approche sociologique ou même politique de l’exil des lesbiennes, bien que ma présence ici soit un authentique acte politique de solidarité avec les exilées.
Ce qui m’intéresse est de voir comme une situation existentielle d’exil peut servir de matière à un travail intérieur de dépassement des frontières intérieures. Quelles soient de genre, de nationalité, ou de quantité entre la majorité et la minorité. Les exilées ont des choses à nous apprendre sur la façon de se déterritorialiser afin d’accéder à un espace sans frontière. Celui de la relation humaine fondée sur le respect et la reconnaissance de l’autre, en tant qu’autre et semblable.

Je commencerais par nous demander si le lesbianisme tel qu’il nous est donné de vivre dans nos sociétés, n’est pas une forme d’exil par rapport au pays natal ? C’est ce que pensait la Coordination Lesbienne Nationale en 2000 en proposant la définition suivante de la lesbophobie.
« La lesbophobie – Aversion à l’égard des lesbiennes – est une des formes de la xénophobie, comportement rejetant celui qui est différent comme sous-humain et indigne de vivre ». Elle se traduit « par le déni et l’effacement des relations amoureuses entre les femmes. Cette forme de sexisme qui nie la sexualité féminine conduit à l’invisibilité des lesbiennes. (…) Elle se traduit enfin par la peur et la haine envers les lesbiennes parce qu’elles transgressent les rôles féminin / masculin et sont indépendantes des hommes sexuellement, et en partie économiquement. Elle se révèle être ainsi une discrimination selon de genre » .
A première vue, il peut sembler curieux de voir en la lesbophobie une forme de xénophobie plutôt que de misogynie ou de sexisme. Est-ce une manière de dire que dans un pays qui fonde l’identité sur le droit du sol, les lesbiennes ne se sentent pas « reconnues ». En tout cas, cette définition traduit assez bien la réalité du statut des femmes dans la Cité. Etrangères en leur propre pays, combien de fois ne l’avons-nous pas éprouvé, dans la famille bien sûr, mais aussi au travail, dans la vie politique et associative. Ne faut-il pas se battre jusque dans la langue pour que le féminin ne soit pas traité comme un e muet. En dépit des législations égalitaires élaborées ces vingt dernières années sous l’impulsion du ministère pour les droits des femmes, le masculin demeure le vecteur de légitimité sociale des femmes. Et je ne parle pas que du statut marital. Une femme sans homme est suspecte et tant que son statut n’est pas authentifié par un lien particulier avec un homme, elle a encore beaucoup plus de mal à se faire entendre dans le corps social.
Le féminin n’a donc jamais été autant dévalorisé socialement depuis que les femmes ont des droits égaux aux hommes sur le papier. Une femme seule, ou à plusieurs, ne vaut pas grand chose dans la hiérarchie sociale, et c’est pourquoi la Coordination Lesbienne Nationale a mis le doigt sur un dysfonctionnement de la démocratie représentative qui mérite d’être souligné. C’est un dysfonctionnement de nature symbolique, et non juridique, qui se révèle à travers les pratiques politiques discriminatoires à l’encontre des citoyennes lesbiennes, lesquelles ne font que confirmer le sentiment de ne pas être chez soi dans un pays où le droit du sol est fondateur de l’identité française
Les lesbiennes ne se sont d’ailleurs pas plus reconnues sur le sol de leurs pères que dans la langue de leur mère. En tant que victimes d’une forme de xénophobie, elles sont donc doublement étrangères. Par la langue maternelle qui ne garantit pas une identité commune puisque le féminin y est dévalué. Et par leur positionnement sur le territoire national, en tant que métaphore du corps masculin donneur de légitimité et de visibilité. Il n’y a donc pas seulement un problème de territorialisation du désir lesbien dans l’espace « national », désir d’un corps de femme souvent vécu comme terre d’exil, mais un problème de relation du masculin avec le féminin que le lesbianisme figure dans son rapport au corps des femmes. Comme si la patrie figurait l’impossible ancrage des femmes dans une terre qui assujettit le féminin à la domination phallique. De plus, la « patrie » est un territoire masculin qui exile les femmes de leur origine féminine puisque le Nom du Père est l’arbre qui désigne la forêt. Pour y avoir le droit d’exister comme femme sur la terre de nos ancêtres, il faut être liée officiellement à un homme ou alors parler du lieu de l’exil comme l’a magistralement pratiqué Marguerite Yourcenar.

Qu’est-ce qu’une minorité ?
C’est un ensemble dont la parole ne compte pas puisqu’elle est minoritaire. J’emploie le mot compter dans le sens mathématique du terme car toute référence à la minorité implique une vision quantitative des choses. Nous ne sommes pas dans le qualitatif, dans les valeurs et les symboles, et c’est d’ailleurs le problème de la démocratie de faire en sorte que la voix minoritaire compte autant que la voix majoritaire, c’est-à-dire que chacune soit “ égale ”, qualitativement, à l’autre. D’ou la nécessaire reconnaissance des différences pour que l’égalité ne même pas au règne de l’identité, de l’identique, du “ un ” dominant et normatif.
La littérature est-elle alors le pont qui par lequel nous pouvons passer du quantitatif au qualitatif ? L’exercice de la langue relève de la singularité et les exemples ne manquent pas de personnages singuliers qui ont acquis une dimension universelle. Je pense à Dante, Mme de Sévigné, Proust, Gombrowicz, Romain Gary, etc. N’est-ce pas le propre de l’écrivain de parler à partir de sa position singulière à tous et à chacun. Si nous les lisons encore c’est qu’il ont dépassé le relatif de l’espace et du temps dans leur singularité même. Ils ont atteint ce que Longin appelait le sublime dans son traité Du sublime. Le sublime, écrivait-il à l’époque de Tibère, est : “ ce qui plaît toujours et à tous. Quand chez des gens qui différent…, les avis convergent en même temps vers un seul et même point, sur les mêmes choses, chez tous ” .
Autrement dit, le sublime transcende les différences en un point x qui n’est pas localisable sur une carte. Il donne alors l’exemple de Sappho qui montre sa force dans l’expression de la passion “ quand elle est capable à la fois de choisir et de lier ensemble ce qu’il y a de plus aigu et de plus tendu dans ces affections ” .
Longin vivait dans une société masculine où la poésie féminine (et la passion saphique) étaient minoritaires. Ce qui ne l’empêcha pas de reconnaître en Sappho une poétesse qui atteint l’universel de la passion en chantant son désir pour les femmes.
Choisir et lier ensemble, dit-il. Voilà une belle définition de l’activité symbolique qui articule les différents éléments en un seul un corps. Le corps du texte. Seule géographie possible du sublime. Comme l’écrit Jackie Pigeaud dans son introduction, “ Le sublime est là, dans la capacité de se désaissir de soi et de constituer un autre corps ”, ou de “ réduire le nombre à l’unité et de l’articuler comme un corps vivant ” (p. 23). Quand on sait que “ sublime ” signifie “ au-dessus de la frontière ”, on comprendra que le corps du texte est aussi un cosmos.
J’ai choisi deux exemples contemporains de “ sublime ” chez des écrivaines dites “ minoritaires” qui ont échappé à la territorialisation de manière très différentes mais qui se rejoignent dans l’essentiel.
Marguerite Yourcenar, née à Bruxelles en 1903, qui changea de nom et de pays et vécut quarante ans avec sa compagne Grace Frick dans une île de l’Amérique du Nord.
Nina Bouraoui, née à Rennes en 1967 de mère française et de père algérien, dont l’oeuvre romanesque s’articule d’abord autour de la double origine puis, à partir de Garçon manqué, du masculin / féminin, et maintenant du désir pour des femmes.
Elles procèdent de manière différente en ce que l’une a projeté son Moi dans des héros masculins, souvent homosexuels, tels qu’ Alexis, Eric, Hadrien, ou peu déterminés du côté de l’hétérosexualité comme Zénon. L’autre dans un “ Je ” qui retrouve le souffle lyrique de la poésie saphique et s’appuie essentiellement sur l’émotion.
Mais du fait que Marguerite Yourcenar s’exprime par la voix masculine, le féminin semble voué au silence. Dans ses notes des Mémoires d’Hadrien elle écrit d’ailleurs : “ Impossibilité aussi de prendre pour figure centrale un personnage féminin (…). La vie des femmes est trop limitée, ou trop secrète ” . A chaque fois qu’elle abordera le sujet des personnages féminins ce seront les mêmes mots sous sa plume : “ existence trop limitée ou trop secrète ”.
Secrète, certes, mais qui ne veut pas dire mis au secret, interdite de parole ou inexistante, comme nous allons le voir. Ce secret-là est au contraire le ressort invisible de l’amour comme de l’écriture, c’est-à-dire de la mise en présence de l’Autre.
Dans les Mémoires d’Hadrien, on lit ces réflexions de l’empereur vieillissant au sujet des voluptés de l’amour :
“ Toute démarche sensuelle nous place en présence de l’Autre, nous implique dans les exigences et les servitudes du choix ” .
Plus loin : “ La tradition populaire ne s’y est pas trompée, qui a toujours vu dans l’amour une forme d’initiation, l’un des points de rencontre de secret et du sacré. (p. 21)
Voilà qui en dit long sur le statut du féminin dans son oeuvre. Une altérité, un secret, un symbole initiatique en quelque sorte, du fait que le moi de l’écrivain femme parle à travers le moi de l’empereur. Quand au sacré, s’il sépare du profane, ce n’est pas parce qu’il est minoritaire, mais parce qu’il est précieux. Il protège le chemin vers l’Autre. Il permet la rencontre du secret. Rencontre ou contact car dans ce même chapitre, emporté probablement par son sujet, Hadrien en vient à faire un éloge du contact dans l’expérience érotique de manière assez inhabituelle sous la plume d’un homme. Ecoutons le :
“ J’ai rêvé parfois d’élaborer un système de connaissance humaine basé sur l’érotique, une théorie du contact, où le mystère et la dignité d’autrui consisteraient précisément à offrir au Moi ce point d’appui d’un autre monde ” (p. 22).
Quand on connaît l’importance de l’oeil dans l’érotisme masculin et plus généralement comme organe de connaissance du monde extérieur qui met en branle l’esthétique, le goût de la beauté, tout autant que la captation et la prédation, on est étonnée de rencontrer pareil rêve chez un empereur romain. A moins que la femme parle ici plus fort que l’empereur, révélant ce qui, de sa propre expérience érotique avec une femme, fait oeuvre de connaissance du corps à travers un toucher inoubliable. Je rappelle que Marguerite Yourcenar a perdu sa mère quelques semaines après sa naissance. Or chez une femme qui n’a pas été bercée par la peau de sa mère, qui désire une femme, c’est le contact et le toucher qui donnent accès à l’altérité. Une altérité conçue comme initiation, c’est-à-dire évolution de la conscience à travers l’expérience érotique.
On voit donc que cette rencontre du secret et du sacré ne recouvre pas les oppositions traditionnelles de genre masculin / féminin, ou de pays autochtone / étranger, ou quantitative majorité / minorité, voire l’opposition même sexe / hétérosexualité. Nous sommes sur un autre plan, celui de la parole, du verbe, de la langue, de la rencontre du Je et du Tu, de l’articulation du signifiant et du signifié. En puisant dans sa propre expérience de la volupté, l’écrivaine Marguerite Yourcenar témoigne que si “ Je est un autre ”, comme l’écrivait Rimbaud, c’est dans le corps du texte, comme métaphore de l’amour, que s’effectue la rencontre.
On retrouve curieusement cette même démarche dans l’oeuvre de Nina Bouraoui alors que les deux écrivaines sont si éloignées dans le style. L’une se pose en moraliste classique avec de longues périodes, d’innombrables subordonnées qui préparent la révélation finale comme ici :
“ … qu’un seul être, au lieu de nous inspirer tout au plus de l’irritation, du plaisir ou de l’ennui, nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème ; qu’il passe de la périphérie de notre univers à son centre, nous devienne enfin plus indispensable que nous-mêmes, et l’étonnant prodige a lieu, où je vois bien d’avantage un envahissement de la chair par l’esprit qu’un simple jeu de la chair ” (p. 22-23).
Chez Nina Bouraoui, les phrases sont courtes, haletantes, amorcées par des répétitions qui donnent un côté psalmodie et incantatoire à la parole de la narratrice, comme dans ce passage de La vie heureuse :
“ Je dors avec le visage de Diane en tête, je dors avec sa langue dans ma bouche, je dors avec son ventre chaud, je dors sur sa peau, je dors avec son odeur, avec sa salive, avec ses lèvres qui creusent, je dors sans Diane et avec Diane, je dors avec un autre corps que le mien, je dors à Uster, je dors en Thaïlande, je dors sur la plage de l’île aux Dragons, je dors dans un bain d’Opium, je dors dans les mains de Diane qui défont les muscles et les blessures, je dors à l’intérieur d’une fille, je dors en paix, je dors sans l’idée de la mort, Diane, l’éternité; ”
Dans cette phrase, elle répète le mot dors 14 fois. Et ce n’est pas fini : un peu plus loin la narratrice écrit : “ je dors dans l’autre monde, de l’autre côté, qui n’est ni le silence ni la honte. Je n’ai pas peur ”.
Le corps de la femme aimée est donc un “ autre monde ”, celui pour lequel s’est effectuée une véritable traversée du miroir. L’autre côté, l’autre monde n’est pas le masculin, comme on pourrait le croire, ni l’Algérie ou la France. C’est l’Autre qui apparaît comme ailleurs, comme tiers, comme corps aimé parce que point de rencontre du secret et du sacré.
Dans Garçon manqué, elle écrit : “ Seuls nos corps rassemblent les terres opposées ” .
Puis loin : “ Seule l’écriture protégera du monde ” . “ Ne pas choisir c’est être dans l’errance ”, et cet aveu dans Poupée Bella que ne dénierai pas Marguerite Yourcenar : “ J’ai envie d’écrire comme je pourrais avoir envie d’un corps ” .
Bien sûr Nina Bouraoui fait jouer les oppositions masculin / féminin, Algérie / France, dans Garçon manqué surtout, où Amine et le pendant masculin de Yasmine. Mais il s’agit d’un alter ego, d’un double, comme elle le dira clairement dans le texte sur “ Saint-Malo, terre amoureuse ”, paru dans Le Monde l’été 2004.
“ Oui j’ai désiré ici pour la première fois. Oui, j’ai eu honte de ce désir. Non, je n’ai jamais rien écrit. Non, M. n’en a jamais rien su. Ce désir-là était un vertige. Ce désir-là devait rester secret. Je reviens avec toi, je reviens armée. Tu es mon double et mon histoire… ” .
La vraie rencontre se fait sur la terre amoureuse, celle qui donne accès à l’éternité dans une sortie du temps de l’histoire, et non de l’espace. Quoi ? L’Eternité, demandait Marguerite Yourcenar dans son dernier livre. La jeune Nina Bouraoui reprend la question, la retravaille à partir de sa propre expérience de jeune femme élevée dans la double culture. Et répond Quoi ? L’Amour, initiation à l’absolu.

Journée débat, UNIVERSITÉ DE PARIS 8, à SAINT-DENIS, samedi 12 décembre 2009.

Publié par

Marie-Jo Bonnet

Marie-Jo Bonnet, historienne de l’art et des femmes. Elle a publié une petite vingtaine de livres et de nombreux articles.

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