Une lecture de « L’étrange défaite » de Marc Bloch, par Marie-Jo Bonnet
« Il est bon qu’il y ait des hérétiques ».
Il est difficile de lire le « témoignage » de Marc Bloch sans être secouée d’indignation. À cause, d’abord, du sacrifice de sa vie que cet éminent historien du Moyen Age consenti pour la Libération de notre pays. C’est vraiment cher payer un tribut du sang pour lequel il avait déjà plus que donné durant la Première Guerre mondiale. A cause, aussi, des circonstances dans lesquelles il a été amené à écrire ce document. Professeur d’histoire à la Sorbonne, il a été révoqué pour ses origines juives, puis « relevé de déchéance » avec d’autres universitaires pour « services scientifiques exceptionnels rendus à l’État français ». Marc Bloch entrera dans la Résistance à Lyon, où il est arrêté le 8 mars 1944, torturé par la Gestapo et fusillé alors que les Alliés viennent de débarquer en Normandie.
Et enfin, son analyse même de la défaite de l’armée française, écrite en pleine tourmente, dès 1940, avec une lucidité et une humanité inoubliables, font de ce livre un des plus remarquable document écrit au service de l’évolution de la conscience collective. « Parmi tous les traits qui caractérisent nos civilisations, elle [L’histoire] n’en connaît pas de plus significatif qu’un immense progrès dans la prise de conscience collective », écrit-il.
On peut se demander si les circonstances d’extrême danger dans lesquelles furent rédigées ces pages n’ont pas donné à son analyse cette acuité qui demeure encore aujourd’hui d’une terrible actualité. Même si les temps ont changé, il y traverse un souffle intemporel, quelque chose de sublime, aurait-on dit dans l’Antiquité, qui dépasse les circonstances historiques dans lesquelles il a été conçu. Il est certain qu’une critique aussi rigoureuse de l’Institution militaire, de ses insuffisances, disfonctionnements, paresses, incohérences, sans oublier les rivalités de tous ordre entre le GQG et le Ministère, par exemple, ou entre le deuxième et troisième bureau, puis entre le commandant de bataillon et celui de compagnie, puis le « dressage » à l’obéissance dont il stigmatise l’imbécillité quasi universelle. « Orgueil de caste », « mise au pas », impréparation, tout un système dévoile sous nos yeux ahuris son incroyable impuissance.
La troisième partie est peut-être la plus forte du fait que Marc Bloch s’engage dans un « Examen de conscience » en tant qu’homme et Français. Avec une finesse et dans un style ample et classique, il examine la responsabilité des classes dirigeantes, des notables, de l’éducation , de la bourgeoisie, des partis, sans oublier le syndicalisme ouvrier dont les « défaillances » comptent tout autant dans la défaite que celles des généraux.
Je retiens pour ma part ses appels à la nécessité de comprendre « le surprenant et le nouveau » qui sont toujours méconnaissables comme j’ai pu en faire l’expérience dans mes recherches sur les femmes. « Il lui faudra enfin à ce peuple se remettre à l’école de la vraie liberté d’esprit. “Il est bon qu’il y ait des hérétiques” ». Et j’ajouterais : il est bon qu’ils puissent parler avant qu’on les fasse taire.