Les Gouines rouges sont nées d’une volonté de s’affirmer au coeur d’un double mouvement de révolte des femmes et des homosexuels parce que les lesbiennes risquaient d’en disparaître prématurément.
C’était en avril 1971. Le Mouvement de Libération des Femmes existait depuis huit mois environ et les quelques trois cents femmes qui venaient régulièrement aux Assemblées Générales des Beaux-Arts lançaient une campagne pour l’avortement et le contraception libres et gratuits qui faisait beaucoup de bruit. Le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire avait été créé un mois auparavant, à l’initiative de militantes du M.L.F., et de quelques camarades de l’association Arcadie qu’elles connaissaient et qui en avaient assez du réformisme homophile de papa. « L’alliance entre les filles du M.L.F. et les pédés du F.H.A.R. » paraissait si évidente alors que personne n’a remis en question la mixité du F.H.A.R. Ils étaient comme nous victimes de la phallocratie, et comme nous voulaient la « libre disposition de notre corps ».
Mais la parution du numéro 12 de Tout, où pour la première fois des homosexuels des deux sexes prenaient
publiquement la parole dans un journal d’extrême gauche, a fait basculer l’équilibre entre les sexes du côté des hommes. Ils affluaient au F.H.A.R. tandis que le nombre de femmes restait sensiblement le même. Nous nous sentions nous dépossédées du F.H.A.R., de la parole, de notre visibilité et peut-être plus encore de notre libération sexuelle. Car les différences sautent aux yeux à présent. Les hommes veulent choisir les rôles actifs/passifs, nous voulons les détruire. Les « Gazolines »* exhibent les stéréotypes de la féminité, nous rejetons l’image de La Femme et de l’éternel féminin. Nous parlons, ils ne nous écoutent plus.
La misogynie latente et souvent humiliante d’un grand nombre venu là pour « jouir sans entrave », comme le dit un slogan, nous décide à nous réunir à part le mardi, tout en pensant, comme l’écrit Anne-Marie Grélois dans le n°12 de Tout que « notre place est à l’intersection des mouvements qui libéreront les femmes et les homosexuels. Le pouvoir que nous revendiquons est celui de nous réaliser1 ».
Dans l’amphithéâtre des Beaux-Arts, nous sommes une cinquantaine venues de tous les horizons et dont l’âge varie entre vingt et trente cinq ans. Je ne me souviens plus quand nous avons décidé de prendre ce nom de Gouines Rouges qu’un passant à lancé en nous voyant lors d’une manifestation. Mais nous avons distribué des tracts à l’entrée des boites de femmes, à Pigalle, chez Moon, nous avons organisé une fête aux halles en juin 1971 pour « fêter dans la joie le commencement de notre révolte, sortir de nos ghettos, vivre enfin notre amour au grand jour », comme disait le tract. Nous nous sommes réunies chez les unes et les autres, et un jour nous ne sommes plus revenues aux A.G. du F.H.A.R.
Nous sommes alors devenues un groupe du M.L.F., un de ces nombreux groupes informels qui se constituaient autour d’un sujet, pour préparer une action ou tout simplement explorer les motivations profondes de notre révolte. C’est un fait qui peut paraître étonnant aujourd’hui, mais nous n’avions pas d’autre revendication que vivre notre amour au grand jour. C’était un temps de genèse, et nous voulions tout à la fois être visibles et ne pas nous enfermer dans le ghetto de l’homosexualité. Cette contradiction ne nous inquiétait pas. Engagées dans un mouvement iconoclaste et une dynamique de contestation radicale du pouvoir mâle, nous voulions construire nous-mêmes notre identité. «Sisterhood is power full » disaient les américaines ! Nous en faisions l’expérience, trop heureuses de pouvoir enfin nous unir entre femmes quelque soit notre origine sociale, notre pratique sexuelle ou notre couleur de peau.
Une autre expérience a marqué de son empreinte indélébile de féminisme des années soixante dix : la frontière entre l’homosexualité et l’hétérosexualité pouvait devenir très flou dans un mouvement comme le nôtre2 . Des hétérosexuelles vivaient des histoire d’amour avec des femmes qui transformaient complètement l’approche de la libération homosexuelle. On peut devenir lesbienne par choix politique, disaient-elles. Mais nous, les Gouines Rouges, qui « n’avions pas eu le choix », voulions aller plus loin. Happenings dans les A.G. sur le thème « les lesbiennes sont-elles des femmes ? » ou « notre problème est aussi le vôtre », et surtout, acte de visibilité collective durant les « Journées de dénonciations des crimes contre les femmes », tenues à la Mutualité les 12 et 13 juin 1972, qui a permis de faire apparaître derrière le bonheur d’aimer les femmes par choix politique, la souffrance, l’oppression, le silence que « les anciennes homosexuelles » ont enduré durant les années de clandestinité.
Les réunions des Gouines Rouges se sont ensuite espacées, bien que Monique Wittig nous poussait à devenir plus visibles. Mais trop jeunes, inexpérimentées, privées de modèles identitaires et de culture propre, nous n’étions pas prêtes à affronter le regard extérieur pour nous affirmer ailleurs que dans le Mouvement de Libération des femmes.
Article paru dans le mensuel Ex Aequo n°11, octobre 1997