Quelle place et quelle visibilité des femmes dans le champ de la création artistique

Quelques réflexions…

« – Voyez-vous l’art comme un monde d’hommes ?
– Louise Bourgeois : Oui, c’est un monde où les hommes et les femmes essaient de satisfaire le pouvoir des hommes.
Pensez-vous qu’il y a un style particulier ou une part de style qui soit propre aux femmes ?
– Louise Bourgeois : Pas encore. Avant que cela se produise, les femmes devront avoir oublié leur désir de satisfaire la structure du pouvoir mâle ». Questionnaire d’Alexis Rafael Krasolowsky, février 1971.

Le monde de l’égalité juridique entre les sexes dans lequel nous vivons aujourd’hui peut donner l’impression qu’il n’y a plus de problèmes et que l’artiste femme est intégrée au champ artistique commun.

– Quelques chiffres :

– En 2000, la collection du Musée national d’art moderne comprenait 14,6% de femmes, soit 628 sur un total de 3660 artistes
Le nombre d’oeuvres diminue de moitié puisque sur les 43 300 oeuvres, il n’y en a que 7,5% faites par des femmes. Encore faut-il remarquer le pourcentage élevé de photographies qui diminue d’autant la peinture et sculpture.
Quant au pourcentage d’oeuvres de femmes exposées au musée, il atteint péniblement les 5%, soit le même pourcentage que dans les Salons de l’Académie, sous l’Ancien Régime, juste avant la Révolution. .

– Sur les trente artistes  » les plus prisés par les Frac  » les dix premières années de leur fonctionnement, on ne compte aucune femme. François Morellet arrive en tête avec 22 oeuvres achetées pour un montant de 1 832 696 francs suivi de Jean Hélion et Christian Boltanski. Les journalistes du Monde soulignent le paradoxe suivant : « Dans les régions qui ont été jadis des pôles artistiques autonomes… les FRAC contribuent moins à réactiver une vie culturelle peu à peu tombée en décadence à partir de la seconde moitié du vingtième siècle, qu’à répandre un modèle – modèle parisien et international ».

– Selon le Kunst Kompass, aucune femme n’arrivait dans les  » 10 premiers artistes  » en 1970. Trente ans plus tard, Rosemarie Trockel (Allemagne) arrive en 4e position, derrière Sigmar Polke (All), Gehrard Richter (All) et Bruce Nauman (EU). Vient ensuite la suissesse Pipilotti Rist, Cindy Sherman (EU) et en huitième position Louise Bourgeois (EU). Aucune française. Et la situation ne risque pas de s’inverser étant donné la résistance des institutions à montrer, regarder, réfléchir sur la production artistique des femmes.
On remarquera que les deux pays qui se sont le plus ouverts à la création artistique des femmes se retrouvent en tête du marché de l’art pour les femmes, à savoir les Etats-unis et l’Allemagne.

– Dernier chiffre : en 2004, sur les 1052 œuvres achetées par l’état (Musée national d’art moderne, CapcMussée et Fracs) 54 ont été réalisées par des femmes, soit un pourcentage de 5% (source vidéo muséum). Sans commentaire !

– Des disparités persistantes

– A l’Ensb-a de Paris, en 2000, 58 % des élèves sont des filles en 2000, mais il n’y a que 10% de femmes en moyenne dans les grandes expositions internationales. Il arrive même qu’il n’y en ait aucune, comme à l’exposition  » Dionysiac  » à Beaubourg, en février 2005, sous prétexte que les femmes seraient apolliniennes. Mais rien n’est moins sûr ! On attend les américaines pour nous les montrer à New York en 2006.

Doit-on admettre que les femmes sont inclassables ?

La sociologue Raymonde Moulin parle du  » handicap  » des femmes artistes. En 1992, elle écrivait :
«  Les femmes ont de très faibles chances d’atteindre le plus haut niveau de la carrière artistique. Si elles représentent 42% des artistes de très faible visibilité et 25% des artistes de visibilité moyenne, elles ne représentent plus que 4% des artistes de très forte visibilité « . Raymonde Moulin, L’artiste, l’institution et le marché, Flammarion, 1992, p. 282.

– L’effacement des femmes de l’histoire de l’art

Ce  » handicap  » est renforcé par l’histoire de l’art qui procède à un véritable effacement des femmes… et par l’accrochage dans les musées qui donne l’impression qu’il y eut peu de créatrices, que celles qui existent ont travaillé à l’ombre de leur mari peintre ou dans des domaines secondaires.
La dispersion visuelle des oeuvres rend difficile l’évaluation de l’apport des femmes au patrimoine commun. Impossible de se faire une idée de ce qu’elles ont fait et de la qualité de leur travail. Pourquoi ne peut-on pas organiser des exposition sur le travail des femmes en France dans les grands musées.
Où est le danger ?
La dernière exposition organisée par l’Etat,  » Femmes Artistes d’Europe « , eut lieu au Musée du Jeu de Paume en 1937. Depuis, rien en France. Pourquoi ?

– Le recrutement des enseignantes dans les écoles d’art

Là encore, très forte disparité. Les écoles d’art sont celles qui résistent le plus à la féminisation de l’enseignement que l’on constate partout ailleurs dans les autres disciplines.
À l’Ensb-a de Paris, en 2000, il y a une femme sur onze professeur à l’atelier peinture. C’est Sylvie Fanchon et c’est la première fois qu’une femme est nommée à ce poste. En sculpture, la situation est plus grave puisque Anne Rochette est la seule femme sur 14 professeurs. Dans l’atelier multimédia, en revanche, il y a quatre femmes sur 12.

– Les limites de la parité

On observe que la parité n’est pas toujours un facteur de rééquilibrage. Si à l’université, et, dans l’enseignement, cela peut jouer en faveur d’une meilleure prise en compte du travail des femmes, dans les musées et les galeries la féminisation de la profession de conservateurs ne débouche pas sur une meilleure visibilité. Bien au contraire. Les femmes travaillant dans des institutions osent moins montrer les femmes du fait d’un préjugé d’infériorité profondément enraciné dans le subconscient culturel.

– Les procédures de légitimation du travail des femmes sont donc très différentes de celles des hommes qui ont à leur service une institution avançant au même pas que le marché de l’art.
Mais quand une volonté politique se dessine, on observe un renversement de situation. L’exemple du musée d’art moderne de la ville de Paris et de l’ARC est éloquent. Sous la direction de Suzanne Pagé, c’est ce musée qui a fait découvrir en France Louise Bourgeois, Claude Cahun, sans parler des expositions-révélations : Annette Messager (1995), Sophie Taeuber Arp, Agnès Martin, etc.

– L’occultation persistante du féminin créateur… des femmes

 » Être femme est un attribut qui n’est pas encore généralement associé au stéréotype de l’artiste. Aussi, la stratégie des femmes qui veulent être reconnues comme artiste est de cacher la féminité qui discrédite « . Raymonde Moulin (p. 282)

Sur le plan symbolique, qui est celui de la définition de soi-même et de sa place dans le monde, la prédominance persistante du masculin relègue le féminin dans les marges ou dans le  » spécifique « . Cette occultation globale de la dimension créatrice du féminin oblige les femmes à se positionner sur le terrain masculin (dit le terrain commun) où elles sont minorées. Là, il s’agit de prouver qu’elles sont aussi fortes que les hommes, relevant un défi qui les écarte d’une exploration de leurs propres richesses. Les autres choisissent de suivre leur propre chemin qui est presque toujours un chemin solitaire, prenant le risque d’être marginalisées ou reconnues dans leur grand âge, quand ce n’est pas après leur mort. Rappelons que Louise Bourgeois a été découverte en France à 80 ans passés. Aurélie Nemours a eu sa première exposition à Beaubourg à l’âge de 94 ans… Gina Pane, 15 ans après sa mort…

– Le problème de  » l’avant-garde « .

En France, il faut être d’avant-garde pour avoir une chance d’être pris au sérieux. Or l’avant-garde est d’abord un concept masculin car les femmes ne forment pas d’avant-garde. Elles élargissent le champ artistique commun. En 1960, Magdalena Abakanowicz a révolutionné la tapisserie en lui faisant quitter le mur pour des environnements à trois dimensions. La performance a ouvert un nouveau moyen d’expression direct avec le corps. Citons aussi le land-art, réflexion nouvelle sur l’art et la nature, la vidéo, la photo, les matériaux nouveaux, etc. Les femmes travaillent tous les matériaux de manière pionnière.
La conception de  » l’art contemporain  » et de l’avant-garde conceptuelle élimine des artistes qui s’expriment avec les moyens dits traditionnels comme la peinture, la sculpture, le dessin, etc. Lydie Arickx, Michaële-Andréa Schatt, Nadja Mehadji, Jeanne Socquet, Monique Frydmann, Champion Métadier, Cécile Marie et beaucoup d’autres. On ne cherche pas les bons peintres, mais ceux qui sont à la mode. Ce problème touche hommes et femmes. Aujourd’hui, l’institution tire sa légitimité du concept d’avant-garde, qu’elle a historicisé dans les musées et qu’elle perpétue en organisant des expositions. Le musée devient l’interlocuteur privilégié des artistes d’avant-garde.

– La mixité de l’art : une illusion ?

Les expositions sur les thèmes dits communs comportent très peu de femmes. En revanche, les expos de fortes personnalités entrent dans les moeurs institutionnelles.

– Montrer le travail des femmes dans sa diversité… Regarder leurs œuvres, en parler, développer un autre point de vue et le défendre… légitimer la recherche universitaire sur les femmes artistes… valoriser le féminin créateur, encourager les femmes qui développent la liberté d’être soi-même…. (2005)

Pour aller plus loin, voir Les femmes artistes dans les avant-gardes, Odile Jacob, 2006.

Publié par

Marie-Jo Bonnet

Marie-Jo Bonnet, historienne de l’art et des femmes. Elle a publié une petite vingtaine de livres et de nombreux articles.

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