MLF// Une édition des « Textes premiers » peu éclairante

J’avoue être plutôt consternée par la façon dont ce livre a été pensé et mis en forme. Car l’idée, à priori, aurait pu être intéressante si le choix des textes et la méthode de classement ne procédait d’un objectif hégémonique qui perturbe complètement le message officiel. Rassembler les « premiers textes » du Mouvement de Libération des femmes, quelle bonne idée ! Mais pourquoi l’avoir gâchée de cette manière là ?
Une chronologie manipulée
D’abord, la notion de « textes premiers » implique une présentation chronologique dans la mesure où il s’agit de présenter les « premiers textes » du M. L. F. dans l’intention de prouver qu’il n’est pas né en 1968, comme l’affirme Antoinette Fouque, mais en 1970, comme le soutient le « collectif » qui signe l’ouvrage, à savoir Cathy Bernheim, Liliane Kandel, Françoise Picq et Nadja Ringart.
Or, ce qui pourrait être un argument recevable sur la datation de la naissance d’un mouvement par nature insaisissable, et ne souhaitant pas être saisi, comme veulent montrer le collectif en publiant une série de textes sur le fonctionnement interne du MLF, s’avère dès le départ une entourloupe. En effet, le premier texte paru sur la libération des femmes n’est pas « La réponse de quelques filles aux arguments présentés par l’oppresseur (le mercredi 4 juin 1970 – et non pas 1870), texte signé par « quelques militantes », mais bien celui de Monique Wittig, publié en mai 1970 dans « L’idiot International » n°6, sous le titre « Combat pour la libération de la femme».
Occultation du rôle primordial de Monique Wittig
De même, dans l’encadré présentant « Quelques jalons », (p. 12) de l’année 1970, il est cité sans date, et avec une référence erronée. Doit-on en conclure que le collectif ne reconnaît pas à Monique Wittig la primauté de ce texte ? La question se pose d’autant plus que c’est précisément ce texte qui a lancé le mouvement, comme l’a raconté Monique Wittig dans un témoignage recueilli par Josy Thibault en 1975. En effet, c’est à la suite de sa publication que l’association FMA (Féminin-Masculin-Avenir) comprenant notamment Anne Zelinsky, Christine Delphy et Jacqueline Feldmann, a pris contact avec le petit groupe qui gravitait autour de Monique Wittig et Antoinette Fouque.
L’initiative d’une Assemblée Générale non mixte et publique qui se tiendra à l’université de Vincennes le 4 juin 1970 est venue également de Monique Wittig, alors qu’Antoinette Fouque ne voulait pas organiser d’A.G. tant qu’une théorie ne serait pas élaborée. Pourquoi taire ces faits historiques ? Et pourquoi occulter le rôle fondamental de Monique Wittig dans l’émergence du MLF dont le désir de fédérer les différents groupes dans un le mouvement a permis de l’ouvrir à toutes les femmes ?
Le « choix » de placer le texte de Monique Wittig en seconde position est d’autant plus violent, qu’elle avait publié l’année précédente aux éditions de Minuit son magnifique roman visionnaire, « Les Guérillères », qui était une anticipation du M.L.F. Or ce livre n’est même pas mentionné dans la bibliographie, pas plus d’ailleurs que « Le corps lesbien » ni un superbe texte paru dans le Torchon brûle n°5.
Un classement thématique problématique
On m’objectera que le collectif est dans son droit de choisir les textes qu’il veut. Mais dans ce cas, pourquoi intituler le livre « textes premiers ». Le collectif ne semble pas avoir tranché cette question puisque le classement thématique des textes neutralise complètement l’idée originaire en embrouillant un peu plus la chronologie du MLF. Le combat pour l’avortement, qui a commencé fin 1970 et fut si décisif pour « la mobilisation de masse », pour parler comme les gauchistes, arrive page 169, après la « grrrêve des femmes » (1974), et surtout après la série de textes consacrés à l’organisation, ou la désorganisation, du MLF. Ce coup de projecteur sur les problèmes d’organisation interne vise évidemment le coup de force d’Antoinette. Il s’agit de montrer que le MLF est « sans chef ni hiérarchie ». Mais franchement, il faut être enfermée dans la passion des origines pour penser qu’une construction pareille va permettre de démontrer la vérité historique.
Comment comprendre ce qui s’est passé quand les auteurs des textes ne sont pas présentées et que l’absence de contextualisation rend certains textes indéchiffrables. Par exemple, et pour reprendre la question de l’A.G. de Vincennes, le texte des « quelques militantes » aurait pris une toute autre ampleur si on avait pris la peine de nous expliquer qu’il a été écrit en réaction aux hommes ne voulaient pas sortir de l’amphithéâtre de Vincennes pour laisser les MLF tenir leur première réunion non mixte. Il a fallu deux heures de palabres et l’inoubliable slogan scandé par les gauchistes « Le pouvoir est au bout du Phalus » avant qu’ils acceptent de sortir.
De même, il aurait été judicieux de présenter les différents supports dans lesquels ont été publié ces « textes premiers ». Entre « Le Torchon brûle », réalisé par un petit groupe de militantes avec les moyens du bord, la revue Partisans, publiée par François Maspero et qui rassembla dès 1970 les textes des féministes Européennes et américaines sous le titre « Libération des femmes années zéro » ; L’Idiot International, dirigés par J.E Hallier, Les Temps Modernes, dirigés par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, le « Bulletin », ronéoté et distribué dans les A.G. fin 1970 début 1971, le journal « Tout », journal du groupe maoïste « Vive la Révolution » auquel appartenaient deux des auteurs, il y a de sacrés différences… C’est pourtant grâce à cette diversité de supports militants que la parole des femmes en révolte à pu conquérir un auditoire de plus en plus important.
Une richesse et une radicalité invisibles
A propos de « Tout », on s’étonne que le FHAR ait si peu de place dans le livre, quand on connaît l’importance des homosexuelles dans le MLF – un véritable aiguillon- et celle du numéro 12 de Tout, qui a fédéré autour de Guy Hocquenghem et d’Anne-Marie Grélois des membres hétérogènes issus de mai 1968 sous le double signe du désir et du slogan du MLF « notre corps nous appartient ». Les textes des Gouines Rouges parus dans ce numéro sont occultés tandis que l’alliance MLF-FHAR n’a droit qu’a deux lignes . Quand au tract des Gouines Rouges lu à la Mutualité le 12 juin 1972 (voir ici), il ne peut pas exprimer à lui seul la richesse des questions soulevées par la présence d’ homosexuelles agissantes dans un mouvement qu’elles ont profondément radicalisé.
D’ou ma question : à qui s’adresse ce livre ? A un large public de jeunes qui aspirent à découvrir ce mouvement si important des années 1970, ou au petit groupe d’initiées qui continuent de se battre autour de l’origine du MLF et se disputent la primauté des initiatives.
Pourquoi occulter une théoricienne aussi importante que Christine Delphy dont les textes écrits dans les premières semaines du MLF pour définir « Les Féministes Révolutionnaires » et identifier« L’ennemi principal » ont eu une telle influence ? On s’étonne aussi de l’absence des Cahiers du Grif, dirigés dès 1973 par un collectif belge animé par Françoise Collin, et du texte d’Anne Quérien, « La difficile frontière entre homosexualité et hétérosexualité » qui posait pourtant une question essentielle.
« Notre » MLF ?
Tous ces « choix » cachent mal l’objectif souterrain hégémonique, qui se manifeste également par des manipulations les plus contestables. Par exemple, en infiltrant un texte de la tendance « Psychanalyse et politique », dirigée par Antoinette Fouque, sans la présenter et sans la contextualiser. Il faut connaître le mouvement de l’intérieur pour savoir que le texte « D’une tendance » (p. 156), émane de ce groupe et que les débats internes sur la libération des femmes ne l’opposait pas seulement à la tendance des « Féministes révolutionnaires » (dont le texte est placé après), mais aussi à tendance, dite lutte de classes.
On aurait aimé que les auteures montrent plus de distance avec le passé, en exprimant clairement les enjeux, les choix, les désaccords et leur propre position dans le MLF. Au lieu de quoi, on nous raconte un pseudo conte de fées qui se termine par une incroyable « postface » intitulée : « Il était une fois “notre” MLF »… « Notre » MLF, merci bien. La force du MLF était précisément de n’appartenir à personne. C’était le mouvement de toutes les femmes, disions-nous. Alors, pourquoi publier ce livre aux choix contestables et par lequel il est impossible de comprendre comment la prise de parole collective des femmes a eu un tel impact sur notre société.
Un espace de liberté oublié
Si le livre ne marche pas, c’est parce que les questions essentielles sont perdues de vue. Celle du rapport de l’individue au collectif, par exemple, qui est pourtant au cœur des conflits de pouvoir au sein du MLF. Et plus généralement la place des femmes dans la « société mâle », l’économie, le pouvoir, l’écologie, les recherches sur les nouvelles techniques de connaissance de soi, les problèmes d’intégrisme et de réduction des personnes à leur appartenance religieuse, nationale ou sexuelle.
Les « questions inédites » soulevées par le MLF sont étouffées par une querelle de propriétaires dérisoire qui passe à côté de tout ce que le MLF nous a apporté. Un espace de liberté, qui a permis a chacune d’entre nous de déconstruire des identités toutes faites pour libérer nos désirs et nos énergies. Il fut aussi un lieu d’élaboration de la critique du patriarcat, du « double travail », de la famille, de la maternité, des rôles sexuels. Un lieu de créativité où circulaient les désirs, l’amour, l’envie de se voir et de militer avec les femmes. Bref, un formidable catalyseur qui nous donna le désir de prendre en main notre propre vie de manière autonome et libre.
Marie-Jo Bonnet
paru dans LESBIA MAG mars 2010.

On lira avec profit l’article de Dominique Fougeyrollas-Schwebel, « Le féminisme des années 1970 » , publié dans La « Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes », qui sort ce mois-ci sous la direction de Christine Fauré, Édition Les Belles Lettres, 2010. 33€ – ISBN : 978-2-251-44380-5.

Collectif, mlf//textes premiers, Stock, 2009, 19€ – ISBN 978-2-234-06389-1.

Publié par

Marie-Jo Bonnet

Marie-Jo Bonnet, historienne de l’art et des femmes. Elle a publié une petite vingtaine de livres et de nombreux articles.

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