Isabelle de Bourbon-Parme, « je meurs d’amour pour toi ». Lettres à l’archiduchesse Marie-Christine, 1741-1763, Édition établie par Élisabeth Badinter, Tallandier, 2008.

La publication des lettres d’Isabelle de Bourbon-Parme à sa belle sœur l’archiduchesse Marie-Christine est un événement important. Pas seulement parce que nous avons affaire à un écrit intime d’une « princesse philosophe », dont l’intelligence et l’ouverture d’esprit sont en soi dignes de notre intérêt. Mais parce qu’il s’agit de lettres d’amour à une femme, comme nous en avons peu d’exemple au XVIIIe siècle, et même après. Il se pourrait même que nous ayons affaire au premier écrit de cette espèce, car la comédienne Françoise Raucourt, réputée pour être une « prêtresse de Lesbos » n’a laissé aucun document de sa main, pas plus que ses compagnes censées appartenir à la « Loge de Lesbos » qui officiait dans le Paris de la fin d’Ancien Régime.
Nous sommes ici chez les « grands ». Isabelle de Bourbon-Parme (1741-1763) est la petite fille de Louis XV et de Philippe V d’Espagne et Marie-Christine (1742-1798) la sœur du futur empereur d’Autriche. C’est peu dire ! Cependant, Isabelle ne se fait aucune illusion sur son milieu en décrivant « le sort des princesses » en ces termes : « Esclave en naissant des préjugés du peuple, elle ne naît que pour se voir assujetties à ce fatras d’honneur, à ces étiquettes sans nombre attachées à la grandeur ».
Obligée d’épouser en 1760 le futur empereur Joseph II, Isabelle de Bourbon-Parme ne se sent pas à l’aise dans ce rôle de mère obligatoire, à qui l’on ne demande qu’une chose : mettre au monde un mâle, voire plusieurs. Hélas, ce sera une fille qui viendra en premier, puis des fausses couches, et à l’âge de vingt deux ans, la mort, à la suite d’une épidémie de variole.
Sa seule sphère de liberté sera son « amour fou » pour sa belle sœur Marie-Christine qu’elle rencontre en 1760 à son arrivée la cour de Vienne pour son mariage avec Joseph. Elles ne se quitteront plus jusqu’à la mort d’Isabelle trois ans plus tard ; vivant dans le même palais, se voyant selon les usages de l’étiquette et s’écrivant presque tous les jours des mots tendres où se met en place un échange amoureux que nous ne pouvons pas toujours décoder mais qui témoigne d’une intense passion partagée. Elle fait des rêves érotiques, lui donne des surnoms de la comédie italienne, termine ses lettres par des « Adieu, je vous baise » et badine volontiers sur le thème du baiser en écrivant par exemple : « ne croyez pas, chère sœur, être la seule à recevoir des baisers de l’Impératrice sur la bouche, je puis vous en offrir autant ».
La passion survient très vite. Dès le mois de mars 1761, elle s’écrie « Je suis amoureuse de toi comme une folle. Si je savais pourquoi ? Car ta cruauté est si grande qu’on ne devrait pas t’aimer ? Mais on ne peut s’en défendre lorsqu’on te connaît ».
Dans une longue préface très documentée, et indispensable à la mise en situation des lettres, Elisabeth Badinter se demande s’il s’agit d’une relation homosexuelle ou d’une « simple » amitié amoureuse. Question superflue ! Il suffit de lire les incroyables privautés qu’Isabelle se permet, dans le plus pure style mozartien, dont le langage scatologiste a surpris plus d’un puriste, pour comprendre qu’il n’y a pas loin de la coupe aux lèvres. « Je baise ton petit cul d’archange », écrit-elle, ou « Je baise votre adorable cul en me gardant bien de vous offrir le mien qui est un peu foireux ».
Evidemment, on pourrait prendre ces mots pour une métaphore du désir amoureux à la mode du XVIIIe siècle. Mais enfin, soyons concrètes ! Nous sommes au siècle du libertinage et on ne voit pas pourquoi des princesses de sang serait plus « innocentes » que des roturières ! D’autant plus qu’Isabelle vit ici la seule et unique passion de sa courte vie, comme le remarque d’ailleurs Élisabeth Badinter. Ainsi, Isabelle prévient Marie-Christine, en allemand, dans une des dernières lettres, alors qu’elle est mourante :
« Je dois aussi t’avertir que l’Archiduchesse Isabeau mourra bientôt. Elle te le dit finalement car sa maladie va empirer. Elle va, comme on dit en français, « de mal en pis », et cette maladie est d’autant plus dangereuse que le seul moyen qu’il y aurait ne peut pas être utilisé. Elle meurt d’amour pour toi ».
Deux phrases plus loin elle ajoute en français : « À propos, le visage est un peu malade mais votre place favorite ne [l’est pas] ». Voilà qui ne trompe pas sur « la place » de cet amour, d’autant qu’Isabelle alterne le vous et le tu, à l’image de leur vie de cour où les relations officielles se vivent parallèlement à l’intimité la plus passionnée. Comme le regrette Élisabeth Badinter, nous aurions aimé, nous aussi, connaître les lettres de Marie-Christine. Nous n’avons hélas qu’une seule voix de ce duo d’amour du XVIIIe siècle. Mais quelle voix !

Publié dans Lesbia mag, octobre 2008.

Regard de Marie-Jo Bonnet sur My flower bed, de Yayoï KUSAMA, exposée à Beaubourg, à « elles » :

kusama - my flower bed
kusama - my flower bed

Il faut avoir vu l’exposition de Kusama à la Maison de la Culture du Japon, à Paris (2001), pour comprendre que My flower bed donne une très faible idée de « l’imaginaire délirant » de cette stupéfiante artiste japonaise. Délirant, car la répétition d’un motif obsessionnel comme les pois signe son enfermement dans un monde clos. Et stupéfiant car cet enfermement nous ouvre les portes d’un monde intérieur aussi vaste que les galaxies. comme le montre Infinity Morrored Room (1996). Love Forever, de 1996 (Consortium de Dijon), propose également des images qui semblent surgies de la physique des fluides vue au microscope et qu’elle construit par un simple jeu de miroirs.

La singularité de Kusama éclate doublement. Dans son rapport à la culture japonaise d’abord, elle est née en 1929 dans une famille riche mais avec une mère autoritaire et elle a reçu une éducation artistique classique fondée sur la peinture Nihonga; et dans son rapport à la culture hippie américaine des années 1960, à laquelle elle participe dès son arrivée à Seattle, d’abord, puis à New York en 1957, au tout début du mouvement. Ses performances féministes se doublent d’une passion pour la transgression puisqu’elle a pu présider le premier mariage d’hommes homosexuels jamais réalisé aux Etats Unis le 25 novembre 1968. Pour ce jour spécial, elle avait réalisé une robe de mariée à deux places pour l’heureux couple.

A partir de 1973, elle retourne au Japon et, à sa propre demande, réside dans un hôpital psychiatrique de Tokyo, où elle vit toujours sauf quand elle part en voyage pour ses expositions.

My flower bed date de son séjour aux Etats-Unis. L’on appréciera tout particulièrement la poésie de cette fleur composée de gants de coton rembourrés et peints en rouge, avec, à ses pieds, des ressorts de lits glissés dans des bas rouges. Photographiée par Hiro, cette œuvre fit la première page de la revue américaine Art voices, (New York, 1965). On y voit Kusama habillée tout en rouge, dormant sur les ressorts au pied de la fleur. Dans une interview du journal, elle expliquait la mise en scène:

« J’ai fait mon lit de fleurs spécialement pour y dormir. La nuit, je suis très seule et j’ai très peur. Le noir, qui symbolise la mort, l’anxiété et la maladie, m’entoure. Des monstres semblent me menacer. Des rôdeurs font des signes derrières la porte ou grattent aux volets. Dans mon atelier, mes sculptures paraissent bouger. Je prend un tranquillisant ou un somnifère – peut-être j’appelle mon psychiatre pour me rassurer […] Maintenant, je suis comme un insecte qui retourne à ses fleurs pendant la nuit ; les pétales se referment sur moi comme la matrice protège le fœtus. Comme moi, quand la nuit tombe, le lion rentre dans sa tanière, le renard dans son trou, les oiseaux dans leur nid. Jusqu’à ce que le jour se lève, les fleurs de My Flower Bed se balanceront dans la nuit, m’éventant et me caressant tendrement, car la nuit est le temps de l’amour et du sexe ».

L’accrochage, au milieu d’une accumulation d’Arman, de Bernard Réquichot, et du Cumul de Louise Bourgeois, mettait bien en valeur la démarche de cette génération d’artistes qui dénoncent la mort industrialisée.

Découverte, en France en 1986, avec une exposition personnelle au musée des Beaux-Arts de Calais et de Dôle, puis en 2000 au Consortium de Dijon, elle est aujourd’hui mondialement reconnue. Comme elle le disait : « Je souhaite explorer de nouvelles idées tout le temps. Les expositions sont pour moi les meilleures occasions de les présenter. Dans une exposition, je veux exprimer visuellement les idées qui germent continuellement dans mon esprit, que ce soit par des formes ou à travers des espaces. » (cité dans le catalogue 2001).